Beate COLLET, "Temporalités du sacré, rythmes du religieux", Introduction à Temporalités, n° 30, Vol.2, 2020
Référence électronique : http://journals.openedition.org/temporalites/7146
Introduction
Ce numéro sur les dimensions temporelles du religieux est original à double titre1. C’est la première fois que la revue Temporalités met en avant la dimension religieuse de la vie sociale et aussi parce que toute relation au sacré et aux religions interroge au premier chef les rapports au temps. Le religieux manifeste par excellence que le temps n’est pas uniquement chronologie, mais est bien façonné par les humains dans ses représentations et ses significations.
L’interrogation sur les temporalités du sacré et les rythmes du religieux, alors éminemment centrale dans les études du religieux, n’est que rarement abordée de front (Pirenne-Delforge, Tunca, 2003). Le sacré, au sens où il qualifie le rapport transcendantal de l’homme à l’invisible ou à une altérité surnaturelle, se distingue du religieux qui désigne les différentes formes institutionnalisées de ce rapport. Les sciences du religieux ont traité, sous des angles différents, des formes, des déclinaisons et des expériences du temps autant comme expressions du sacré, que productrices du sacré et cela depuis longtemps (Hubert, 1905, Eliade, 1965). Mais dans le domaine religieux autant qu’ailleurs, la distinction entre temps et temporalité, entre le modèle ontologique, ses incarnations sociales et culturelles et ses ressentis subjectifs reste un domaine de questionnement pertinent (Melot, 1997).
Solliciter des contributions sur le religieux pour une revue interdisciplinaire comme Temporalités n’allait pas de soi. Les sciences du religieux constituent un champ disciplinaire en tant que tel, alors que la revue les considère dans leur interdisciplinarité. Dans ces sciences (au pluriel) de nombreuses approches disciplinaires coexistent, leurs spécialistes sont identifiés dans des sections CNRS ou dans des institutions académiques correspondantes et ont leurs organes de publications bien établis. Le pari d’une revue comme Temporalités consiste donc aussi à faire sortir les études sur le religieux de leurs espaces de confort et d’ouvrir ces travaux à un lectorat qui a moins l’habitude de se préoccuper du religieux. Il est toutefois curieux de constater que les articles de ce numéro intègrent moins les approches disciplinaires travaillant le temps présent, comme la sociologie, les sciences de la communication ou l’histoire du présent et n’abordent pas des sujets qui font l’actualité médiatique par ailleurs : le renouveau religieux qu’il soit chrétien, musulman ou hindou, les nouveaux mouvements religieux ou ésotériques, mais aussi les pratiques temporelles des groupes religieux dans les sociétés sécularisées contemporaines. Seulement deux articles prennent pour objet les dimensions temporelles plus contemporaines (cf. Hou et Rigou-Chemin dans ce numéro). Les articles de ce numéro relèvent avant tout des différentes branches de l’histoire (histoire de l’art, hellénisme, anthropologie historique, histoire moderne), comme s’il était plus aisé de réfléchir aux temporalités du religieux en ayant du recul, une distance dans le temps.
Soulignant une autre caractéristique intéressante de ce dossier, le religieux est abordé dans six articles sur sept dans différents univers chrétiens. Aucun des textes publiés ne traite de l’islam, du judaïsme ou de l’hindouisme, sans savoir si ce fait est à attribuer à l’appel à articles, qui aurait dû nommer les grandes religions plus explicitement, ou à une simple conjoncture.
5Le religieux en tant que tel s’inscrit dans le dépassement du temps, son message est la constance et son horizon l’éternité. Il n’est donc pas étonnant que les textes sacrés adoptent une écriture atemporelle pour créer la pérennité et l’intemporalité. Marie-Ange Rakotoniaina le montre (cf. son article dans ce dossier) pour l’Évangile de Jean. Engagé dans la même analyse textuelle, Guy Monnot avait lui aussi constaté que le Coran ne propose pas de repères chronologiques, au point qu’on peut considérer que le livre sacré des musulmans parle un langage intemporel (Monnot, 2003).
Bien que l’ordre religieux ne structure plus l’ordre politique (Gauchet, 1985), il garde son influence sur l’ordre social notamment en organisant le temps. Les différentes religions ont élaboré des calendriers qui rythment la vie de la naissance à la mort par des cérémonies d’initiations, de confirmation ou de commémorations (Vallet, 1998). Plus généralement, les jours et les mois se succèdent et se voient accorder des significations plus ou moins sacrées, plus ou moins fastes, instaurant une logique cyclique face à l’horizon eschatologique (Gauthier, 1985). Pensons seulement au calendrier actuel, dit « calendrier grégorien », qui est aujourd’hui universellement accepté, notamment pour permettre les échanges internationaux. Élaboré par des mathématiciens et astronomes sous le règne du pape Grégoire XIII qui l’imposa au milieu du xvie siècle dans les États catholiques de l’Europe, avant que l’usage de ce calendrier se répande aussi dans les pays protestants, pour enfin être adopté par tous les pays du monde au milieu du xxe siècle, du moins pour des usages civils. Parallèlement, continuent à exister des calendriers traditionnels ou relevant de religions spécifiques qui gardent toute leur importance pour les croyants. Trois articles prennent les enjeux de calendrier comme objet de leur étude, chacun s’intéressant à des calendriers, des aires géographiques et des questionnements précis, mais tous montrent que les humains n’acceptent pas aisément les changements imposés de l’organisation du temps ou sont prêts à s’arranger avec les prescriptions religieuses au bénéfice d’autres impératifs (cf. Krumenacker, Seraïdari et Hou dans ce numéro).
Ce dossier comporte un ensemble de sept articles présentés par des chercheurs d’horizons disciplinaires variés qui, chacun, décline un rapport au temps différent. Nous ouvrons ce numéro avec un article de Marie-Ange Rakotoniaina (chercheuse à Emory University Atlanta en Religious studies), « Travels Through and Beyond Time in the Gospel of John » qui propose une étude textuelle de l’Évangile de Jean. Ce dernier, selon son analyse, construit et dépasse différentes conceptions du temps afin de créer un texte atemporel. Ce faisant, elle s’appuie sur des passages précis et bien connus de l’Évangile, notamment le discours d’adieu du Christ qu’elle analyse à l’aune des travaux historiques et philosophiques sur le temps et les temporalités.
L’article « En deux temps, un mouvement. Penser la temporalité sur le porche de Moissac », proposé par la chercheuse en histoire de l’art médiéval à l’Université de Poitiers, Élise Vernerey, pose au fond une interrogation similaire à travers l’étude précise d’un ouvrage d’art : comment est symbolisé le rapport entre le monde séculier et le monde religieux atemporel ? Les thèmes sculptés éclairent les enjeux spirituels et temporels au moment du franchissement de ce porche.
Ensuite, Romain Roy, chercheur associé à l’équipe HeRMA de l’Université de Poitiers, dans un article, « Pourquoi fouette-t-on les éphèbes à Sparte ? Questionner la dimension temporelle des processus étiologiques », livre un sujet qui passionne les hellénistes : les concours rituels organisés autour de l’autel d’Artémis Orthia dans la cité de Sparte. Son analyse attentive aux différents contextes énonciatifs des sources à la disposition de l’historien interroge les logiques multiples qui lient les temporalités rituelle et religieuse.
Yves Krumenacker, professeur d’histoire moderne à l’Université de Lyon, pose la question de la transformation de la conception religieuse du temps matérialisée dans le calendrier suite à la Réforme protestante dans l’Europe du xviie siècle. Son article : « Temps protestant et temps de la modernité : une fausse évidence ? » montre que l’instauration de règles traduisant une conception plus protestante des rythmes et des significations attribuées aux différents jours de la semaine peinent à s’imposer, voire rencontrent de la résistance dans la population.
L’opposition affichée des anciens calendaristes à l’introduction du calendrier grégorien à la place du calendrier julien en 1923 en Grèce constitue un exemple plus récent de la centralité d’une conception religieuse du temps et de son rôle fondateur pour l’organisation sociale. Katerina Seraïdari, anthropologue, chercheuse associée au laboratoire LISST de l’Université de Toulouse montre dans son article, « Quand la coordination temporelle mondiale nuit à l’eurythmie locale : l’adoption du calendrier grégorien et les anciens calendaristes en Grèce », que ces questions sont aussi éminemment politiques et peuvent produire des scissions importantes au sein d’une même population nationale.
Renyou Hou, anthropologue, chercheur à l’IFRAE (Inalco-Université de Paris), développe sa réflexion sur la signification religieuse accordée aux jours du calendrier dans la Chine contemporaine. Dans son article, « “Toutes les dates du 12e mois lunaire et du 1er mois lunaire sont des jours fastes”. Les nouvelles temporalités du mariage en milieu rural chinois », il montre comment les nouveaux impératifs liés à la migration des populations rurales vers les centres industriels d’une part et la rareté des femmes disponibles pour se marier d’autre part, contribuent à introduire de nouvelles conceptions plus désacralisées.
Ce dossier se clôt sur une analyse temporelle de festivités religieuses contemporaines dans le sud de la France. L’anthropologue Bénédicte Rigou-Chemin, dans son article « D’une semaine sainte l’autre : Entre temps objectivés et temps subjectivés, la procession de la Sanch à Perpignan », livre une observation fine des préparatifs et du déroulement de cette procession entre recréation d’une tradition cultuelle du Moyen Âge au milieu du xxe siècle et adhésion des participants et des spectateurs à cet événement constituant jusqu’à aujourd’hui un moment rituel fort du patrimoine culturel de la ville de Perpignan.
Ce dossier est loin d’explorer toutes les facettes des temporalités et rythmes religieux, il donne toutefois un aperçu des thématiques et approches variées possibles et incitera peut-être des chercheuses et chercheurs à soumettre des articles sur le temps du religieux pour les prochains numéros de la revue.