Margot Déage. 20 novembre 2020. 9h30 par vidéo-conférence
« Avoir une réputation »
Étude du (cyber)harcèlement scolaire comme risque réputationnel genré
Sous la direction de :
M. Didier LAPEYRONNIE – Professeur à Sorbonne Université
Le jury est composé de :
Mme Catherine BLAYA – Professeure, INSPE de Nice
M. Dominique CARDON – Professeur, Sciences Po Paris
M. Pierre-Marie CHAUVIN – Maître de conférences à Sorbonne Université
M. François DUBET – Professeur émérite, Université de Bordeaux
Mme Dominique PASQUIER – Directrice de recherche au CNRS, Telecom ParisTech
Mme Agnès HENRIOT-VAN ZANTEN – Directrice de recherche au CNRS, Sciences Po Paris, OSC
Position de thèse :
Position de thèse
« Avoir une réputation » est une expression qui, dans le langage collégien, désigne des élèves qui concentrent les jugements négatifs des autres à leur sujet. Cette réputation justifie bien des attaques, qu’elles soient verbales, physiques, numériques ou sexuelles. En d’autres termes, la réputation négative autorise les élèves à harceler, c’est-à-dire à agresser régulièrement une personne jusqu’à ce qu’elle perde les moyens de se défendre et la possibilité de restaurer son image publique. En France, cela fait peu de temps que l’on a conscience de la potentielle nuisance des accrocs quotidiens subis par les élèves, pourtant étudiés en Europe du Nord, depuis la fin des années 1960. A partir de 2010, le meurtre d’un lycéen et une série de suicides d’élèves harcelés viennent bousculer les consciences. Le gouvernement se saisit progressivement de la question jusqu’à instaurer, en 2015, une journée nationale de sensibilisation. C’est à un moment où l’on s’inquiète de plus en plus des échanges numériques entre les élèves que la thématique du harcèlement est érigée en problème social. Les théories du harcèlement viennent de la psychologie, à travers laquelle on cherche à identifier des personnalités à risque ou à comprendre les phénomènes de groupe, et de la criminologie, qui s’affaire à recenser les victimations, c’est-à-dire les atteintes matérielles, corporelles ou psychiques, subies par les élèves. Le Ministère de l’Education Nationale considère qu’un élève est victime de harcèlement scolaire à partir du moment où il subit, à une certaine fréquence, au moins cinq victimations de type psychologique (insulte, surnom méchant, mise à l’écart, moquerie pour bonne conduite, sentiment d’humiliation) ou physique (coups, bousculade, lancer d’objet, bagarre collective). La Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) estime qu’en 2017, 5,5% des collégiens en souffraient.
La définition actuelle du harcèlement est une définition téléologique : c’est un phénomène par lequel des élèves ont pris l’ascendant sur un autre en l’attaquant à répétition, dans l’intention de lui nuire. Cette notion présente un état de fait, désigne les victimes et les coupables, sans permettre de comprendre le processus qui a mené à la distribution de tels rôles, les raisons d’agir propres aux élèves, au-delà de l’intention qui n’est pas observable. L’objectif de cette thèse est d’élargir cette question du harcèlement, à celle de la construction des réputations qui prédisposent à être harcelé, afin d’avoir une compréhension plus globale du problème et, éventuellement, de pouvoir l’anticiper. A partir d’une enquête ethnographique menée dans quatre collèges franciliens, sélectionnés pour la diversité de leur contexte urbain, au centre de la capitale, dans une banlieue en cours de gentrification, dans une banlieue pavillonnaire et dans une banlieue ghettoïsée ; d’une nethnographie sur Snapchat et Instagram ; d’un questionnaire transmis en ligne aux élèves, ainsi que de l’analyse secondaire des enquêtes nationales sur la violence scolaire MENJVA-DEPP de 2013 et de 2017, j’analyse la manière dont les collégiens prennent des risques réputationnels au collège et en ligne, qui peuvent les rendre vulnérables au harcèlement.
La réputation est la synthèse située des jugements collectifs à l’égard d’une personne. Tout le monde a une réputation plus ou moins influente, c’est-à-dire une image publique qui, quand elle est positive est favorable aux interactions et quand elle est négative justifie des sanctions sociales et de l’exclusion. A une période de la vie où le statut social n’est pas encore acquis, c’est avant tout au moyen des réputations que les élèves se repèrent et que leurs groupes se configurent. Le concept de réputation permet de prendre en compte la dynamique relationnelle, car elle n’est jamais définitive. Bien qu’il arrive qu’elle se cristallise sur une période donnée, elle évolue avec les normes du groupe, dans le temps et à travers différentes arènes d’interaction, en ligne et hors ligne.
A travers des enquêtes MENJVA-DEPP, deux profils de victimes ont été esquissés, mais nous aurions besoin de davantage de questions et de modalités pour les préciser. La multivictimation physique et verbale en présentiel, qui constitue actuellement l’indicateur officiel du harcèlement scolaire, concerne en premier lieu les jeunes garçons, de sixième et de cinquième, issus de familles dotées d’un capital culturel livresque supérieur. Ce résultat social va dans le sens des théories des années 1970 qui voyaient dans les violences scolaires une forme de lutte des classes. Ces élèves ont une probabilité significative de déclarer d’autres formes de victimations, comme des attaques en ligne, mais surtout des agressions sexuelles en présentiel. Ces persécutions qui sévissent indifféremment dans tous types d’établissements, tendent à fragiliser ceux qui en sont la cible sur le plan scolaire. Le deuxième profil concerne davantage les filles, à un âge plus avancé, mais plus fluctuant qui semble correspondre aux variations temporelles de l’entrée dans la puberté. Elles sont davantage sujettes aux victimations numériques et sexuelles, quel que soit leur milieu d’origine. Ces types d’agressions sont très fortement corrélés entre eux, et renforcent aussi de manière non négligeable le risque de subir des multivictimations physiques et verbales en présentiel. Il semble que dans les établissements ruraux et urbains, la probabilité d’être agressé sexuellement soit plus importante que dans les établissements REP+ où les violences à l’encontre des filles sont davantage reportées dans l’espace numérique.
La réputation d’un collégien et sa place dans le groupe de pairs dépend de sa position dans l’ordre du genre. Qu’ils soient adoptés par des filles ou par des garçons, les apparences et les sentiments associés à la féminité ont des risques importants d’être décriés et sanctionnés, alors que ceux qui sont associés à la masculinité sont valorisés. Notons tout de même que les garçons semblent plus légitimes dans l’incarnation des rôles masculins. Tant qu’ils n’ont pas fait preuve de leur virilité, notamment en adoptant des comportements transgressifs vis-à-vis de l’autorité, et sexualisés vis-à-vis des jeunes filles, les garçons ont des difficultés à se faire respecter, tant par les filles que par les autres garçons. Ceux à qui l’on reproche d’être « efféminés » et sur lesquels plane un soupçon d’homosexualité sont plus vulnérables aux attaques verbales et physiques. La dévalorisation de la réputation masculine passe avant tout par le rire et le jeu, car la socialisation masculine se construit davantage autour du divertissement. Pour garder la face, les garçons doivent faire mine que rien n’est vraiment sérieux ou grave. Cela rend à la fois difficile, pour ceux qui subissent, de réaliser ce qui leur arrive, et pour ceux qui attaquent, de réaliser ce qu’ils sont en train de faire. Ainsi, les garçons apprennent à renier leurs émotions, à renoncer à l’empathie et à tolérer un niveau de violence directe important. La mauvaise réputation des garçons qui dénote de comportements qui vont à l’encontre de la morale des adultes, peu scolaires et sexualisés, a une valeur positive dans les groupes de jeunes et garantit une certaine popularité.
A l’inverse, les filles sont relativement protégées tant que leur apparence est asexuée et qu’elles restent entre elles. Quand leur féminité devient visible, en particulier au moment de la puberté, elles risquent fortement d’être décriées à travers les rumeurs propagées surtout par d’autres filles, dont la socialisation se développe sous le mode de la confidence, et dépossédées de leur corps de par des agressions perpétrées essentiellement par certains garçons. Les interdits relationnels, vestimentaires, comportementaux s’imposent à elles brusquement. Tout à coup, elles se retrouvent dans une position ambigüe dans laquelle leur vertu garantit l’honneur du groupe et la valeur positive de leur image publique, alors que la dépravation dégrade leur réputation, tout en valorisant celle des hommes. Elles subissent des pressions contradictoires impossibles à satisfaire.
Il arrive que des adolescents tentent délibérément de « faire la réputation », pour se venger d’une trahison, d’un refus relationnel ou pour éliminer un rival. Pour se prémunir d’un tel risque, les plus méfiants ont pour habitude de constituer des « dossiers » même au sujet de leurs amis confidents. Sans preuves tangibles, des suspicions ou des mensonges, amplifiés au fur et à mesure qu’ils se propagent, peuvent suffire à mettre une fille accusée de petite vertu, ou un garçon pressenti homosexuel, à l’écart du groupe, du côté de la souillure, du côté des « putes », et justifier les traitements les plus durs à leur encontre. Dans chacun des quatre collèges étudiés, une fille était désignée unanimement comme chèvre émissaire et invoquée comme exemple du pire par les élèves qui voulaient se décharger des accusations à leur égard ou à celui de leurs amis.
Les collégiens cherchent à préserver leur image en public. Ils ont recours aux réseaux sociaux pour exprimer leurs sentiments, dialoguer avec le sexe opposé et expérimenter des identités de genre. Les écrans jettent le voile sur de nombreux signaux du contrôle social et désinhibent les interactions. Snapchat est particulièrement apprécié, car c’est un réseau peu fréquenté par les adultes qui, en principe, ne laisse pas de trace. Les adolescents détournent cette application destinée aux amis proches, pour faire des rencontres, promouvoir leur réputation en échangeant quotidiennement avec leurs contacts, même éloignés, en vue d’obtenir « flammes ». En prévision d’une déconnexion forcée, pour ne pas ruiner les efforts accomplis, ils donnent à un ou plusieurs amis leur mot de passe. Toutefois, la plupart des collégiens considèrent que cette conception intensive et étendue de l’amitié est artificielle, que certains trichent pour attirer l’attention d’abonnés qu’ils ne connaissent même pas. La popularité numérique, n’est pas garante d’une réputation positive au collège. Hors ligne, les adolescents sont particulièrement suspicieux et hostiles envers ces « cybers », surtout envers les filles. Elles sont régulièrement accusées de chercher à séduire des hommes en ligne, voire de participer aux activités illicites qui semblent si facile d’accès sur Internet.
Le retour du contrôle social peut être d’autant plus violent que le numérique fournit de nombreux outils techniques aux entrepreneurs de réputation négative. La configuration évanescente des échanges sur Snapchat, où les captures d’écran sont censées être signalées, est favorable aux usurpations d’identité, aux manipulations et aux abus de confiance pour collecter des « dossiers » à diffuser. Certains comptes se spécialisent dans la diffusion de photos intimes volées, ce qui leur permet de gagner en visibilité. Ils tirent profit de cette attention en plaçant des publicités, notamment pour des activités prostitutionnelles. Par un effet de halo, se retrouver sur un tel canal peut être fatal pour la réputation d’une jeune fille. Certains se servent de cette menace pour faire chanter les filles et les forcer à faire des choses contre leur gré.
Les médias ont tendance à se focaliser sur la conséquence la plus extrême de la réputation négative : le suicide. Or, cela temps à banaliser les victimations qui conduisent au passage à l’acte, à décrédibiliser les élèves en souffrance – aux yeux des élèves, comme des policiers – et à laisser s’empirer leur cas. Des acteurs économiques, comme les assurances, et les hommes politiques tentent de tirer profit de cette panique morale en proposant des mesures pour une cause à laquelle l’opinion publique est particulièrement sensible. Or, la portée de ces programmes, qui sont avant tout des actions de communication qui encouragent la délation, est relativement limitée. Il existe pourtant une multitude de programmes à l’étranger et à des échelles locales qui pourraient permettre aux élèves d’identifier et de déjouer les dynamiques relationnelles à l’œuvre dans le harcèlement. Seulement, organiser la prévention au collège est une tâche particulièrement lourde en raison des exigences temporelles du programme scolaire et du conseil d’éducation à la santé et à la citoyenneté. Même les séances d’éducation au numérique et à la sexualité prévues au programme sont rarement proposée alors qu’elles seraient d’un intérêt fondamental sur la thématique du harcèlement. Bien souvent, le personnel médicosocial de l’établissement intervient en urgence, sans préparation et très maladroitement, quand un cas est détecté, ce qui a tendance à dégrader la situation.
Au quotidien, le collège est un lieu de rappel constant à la norme. Dans cet environnement autoritaire et hiérarchique qui pousse chacun à se conformer à des normes langagières, vestimentaires et comportementales strictes, il semble difficile pour les élèves d’apprendre à relativiser la déviance, à ne pas la sanctionner publiquement. Les adultes, focalisés sur les règles scolaires, ont tendance à minimiser les tensions juvéniles. L’accompagnement à la socialisation est perçu par les enseignants comme une tâche dégradante qu’ils n’ont pas choisie. Ils délèguent ce « sale boulot » à la vie scolaire, en particulier aux surveillants qui, non formés, dotés de moyens humains et matériels très sommaires, se retrouvent très vite submergés. Pourtant, plus proches des élèves, ils seraient les plus à même de comprendre l’historique de leurs relations, d’entendre les rumeurs et de désamorcer les problèmes de harcèlement. Les élèves victimes de harcèlement tentent d’envoyer des signaux aux adultes, mais osent rarement le faire frontalement. Or, ces derniers ont du mal à percevoir ces timides appels à l’aide et ont tendance à confirmer indirectement leur posture de déviant. Quand bien même ils parviennent à les entendre, leur aide est souvent porteuse d’étiquettes supplémentaires comme « balance », « victime » ou encore « mytho ». Souvent, les conseillers principaux d’éducation et les chefs d’établissement doivent résoudre les problèmes des jeunes sans y assister, à partir de témoignages partiaux. Sceptiques vis-à-vis des capacités des adultes à gérer leurs problèmes, de nombreux adolescents préfèrent mener l’enquête entre eux, quitte à prendre des risques et à entretenir le cycle de la violence.
A vrai dire, il n’existe pas encore de solution éducative, judiciaire ou numérique suffisamment efficace pour mettre un coup d’arrêt définitif aux effets des réputations négatives. Dans l’établissement, le protocole de résolution des cas de harcèlement est relativement peu connu et serait bien trop chronophage si tous les cas de harcèlement en venaient à être traités. Les chefs d’établissement qui ne sont pas des professionnels de l’enquête, invitent les élèves et leur famille à porter plainte, constatant régulièrement de leur impuissance face au harcèlement traditionnel, étant complètement démunis pour réagir au cyberharcèlement – la ligne d’écoute e-Enfance étant relativement sous investie – et obligés de déférer les affaires d’ordre sexuel.
Or, tous les agents de police chargés de prévention que j’ai rencontrés durant cette enquête ignoraient l’existence de la loi de 2014 contre le harcèlement scolaire. Il est très difficile d’apporter des preuves du harcèlement. Tant que les conséquences ne sont pas extrêmement graves, comme dans les cas de suicide, il est très peu probable qu’une enquête puisse être ouverte. Dans le cas où cela fonctionne, le temps de l’enquête est long, il peut raviver des tensions ou réveiller des souffrances. Le recours à la plainte est d’autant plus difficile pour les jeunes qui subissent des agressions d’ordre sexuel en ligne et hors ligne, car ils doivent être accompagnés d’un adulte. Cela suppose que les jeunes filles, en particulier, trouvent le courage de parler à plusieurs adultes de la transgression de normes genrées qui pèse si lourdement sur elles et qui est la cause de tous leurs problèmes, sans garantie qu’une enquête ne soit ouverte.
La protection du droit des enfants en ligne et l’encadrement du cyberharcèlement soulèvent de grandes questions d’ordre constitutionnel, géopolitique et économique, qui mettent, d’une part, beaucoup de temps être posées, et, d’autre part, demandent encore plus de temps pour trouver une réponse concertée. Actuellement, ce sont les propriétaires des plateformes, essentiellement californiennes, qui gèrent, conformément à la charte qu’ils établissent eux-mêmes, la modération des échanges entre les utilisateurs du monde entier. Le travail de la Commission Européenne à travers le programme Safer Internet à partir de 2010 a permis d’obtenir de ces plateformes qu’elles mettent à disposition un bouton de signalement, initialement pour protéger les jeunes utilisateurs. Seulement, toutes les entreprises n’ont pas les moyens humains et technologiques pour réagir aussi rapidement que souhaité. Facebook, qui détient aussi Instagram et WhatsApp, investit énormément dans l’intelligence artificielle et dans la sous-traitance pour modérer les contenus.
Les compagnies qui se sont développées plus tard, comme Snapchat, ont cherché à intégrer dans leur design des protections contre le cyberharcèlement. Seulement, les collégiens, détournent les applications pour organiser une viralité privée à travers des groupes ou des listes d’envoi. Si toutefois un compte est inquiété, rien ne l’empêche de migrer vers une plateforme plus permissive avec sa communauté, comme Twitter ou Telegram, en leur partageant un hyperlien. De très nombreux moyens existent pour contourner les protections mises en place sur les interfaces. Néanmoins, les plateformes peuvent facilement s’acquitter de toute responsabilité en montrant que l’utilisateur a délibérément contourné la règle qu’elles avaient établie. Sans un cadre commun et avec le pseudonymat, les plateformes ne peuvent contraindre les utilisateurs à ne pas récidiver sur un autre réseau ou sous une autre identité. Le signalement auprès des forces de l’ordre – avec quête de l’identité de la personne – serait le seul recours en cas de multi-récidive. Or, les agents spécialisés sont très peu nombreux au regard de l’intensité du trafic numérique et n’ont pas le droit d’intervenir légalement dans le cadre des groupes privés, qui sont pourtant aujourd’hui le lieu par excellence du cyberharcèlement.